Machines musicales
Le temps de trois billets, un détour hors des sentiers de la musique électroacoustique. Détour pas si grand que ça, car nous aurons l’occasion de la retrouver notre musique électroacoustique, au travers d’ une parole, d’une machine ou d’un instrument.
Souvent les inventeurs d’instruments oscillent entre musique mécanique, lutherie expérimentale, sculpture sonore, musique électronique, et ils ont pratiqué l’une, l’autre et parfois les quatre.
Dans ce billet comme dans les autres, rien d’encyclopédique, le domaine est bien trop vaste. Il a donc fallu faire des choix. Aujourd’hui les inventeurs d’instruments, ceux qui ne « jouent pas tout seuls ».
Jules Verne
Pourquoi Jules Verne ? Parce qu’on l’a croisé par trois fois au cours de nos recherches. Dans plusieurs de ses romans on rencontre des héros musiciens, mélomanes, voire même mélomaniaques qui inventent, jouent ou utilisent des instruments qui n’existent pas, ou pas encore. Ce dont il a rêvé, des musiciens l’ont réalisé ou du moins ils lui ont répondu par delà les siècles. Et les coïncidences peuvent être troublantes.
On passera sur Vingt-Mille Lieux sous les Mers *et le capitaine Nemo, pourtant inventeur du premier orgue à soufflerie électrique : elle ne sera conçue “en vrai” que dans le premier quart du 20ème siècle, 50 ans après le roman de Jules Verne.
Monsieur Ré dièze et Mademoiselle Mi bémol
Cette courte nouvelle écrite en 1893, (mais largement revue et publiée post-mortem par Michel Verne) met en scène un petit village suisse, Kalfermatt. Certains des enfants du village chantent au sein d’une maîtrise dirigée par l’organiste du bourg, M. Eglisak. Un jour il devient sourd, incapable désormais de faire chanter le choeur, comme de jouer de son instrument: “les gosiers, comme l’orgue rouillent”. Jusqu’au jour où débarque, venu de nulle part, le mystérieux Maître Effarane, organiste, facteur d’orgues et inventeur, suivi d’un assistant souffleur non moins inquiétant…
Sa première entrevue avec les petits chanteurs est bien étrange :
“Attention ! cria maître Effarane. La gamme d’ut majeur en solfiant. Voici le diapason.
Le diapason ? Je m’attendais à ce qu’il tirât de sa poche une petite pièce à deux branches, semblable à celle du bonhomme Eglisak et dont les vibrations donnent le La officiel, à Kalfermatt comme ailleurs (…) Maître Effarane venait de baisser la tête, et, de son pouce demi fermé, il se frappa d’un coup sec la base du crâne. Ô surprise ! sa vertèbre supérieure rendit un son métallique, et ce son était précisément le la, avec ces huit cent soixante-dix vibrations normales. ”
Première bizarrerie, donc, le dit Maître Effarane est lui-même est une machine musicale
Non… personne n’a encore inventé le diapason crânien, encore que… Il n’en va pas de même pour l’invention suivante, et ce qui suit est encore plus surprenant. Non content de dénigrer le chœur d’enfant, Effarane entreprend le réformer de façon très originale :
« Reprenons ! s’écria-t-il. L’un après l’autre maintenant. Chacun de vous doit avoir une note personnelle, une note physiologique, pour ainsi dire, et la seule qu’il devrait jamais donner dans un ensemble. »
Chaque enfant se retrouve donc condamné à chanter “sa” note, et uniquement elle.
Il a inventé aussi un jeu d’orgue : le jeu des “voix enfantines” qui s’ajoute aux jeux traditionnels de l’orgue et particulièrement au registre des “voix humaines”. Il y travaille sans que nul le voie ni ne l’entende jamais jusqu’au jour où …
« Le clavier de l’orgue est ouvert, le souffleur est à son poste, on dirait que c’est lui qui est gonflé de tout le vent de la soufflerie, tant il paraît énorme ! Sur un signe de maître Effarane, nous nous rangeons en ordre. Il tend le bras ; le buffet de l’orgue s’ouvre, puis se referme sur nous… Tous les seize, nous sommes enfermés dans les tuyaux du grand jeu, chacun séparément, mais voisins les uns des autres. (…) Pas de doute possible. N’ayant pu ajuster son appareil, c’est avec les enfants de la maîtrise qu’il a composé le registre des voix enfantines, et quand le souffle nous arrivera par la bouche des tuyaux, chacun donnera sa note »
S’en suit une description effrayante de la Messe de Noël par l’un des enfants du chœur, prisonnier de l’orgue, enlevé comme les autres à sa famille par l’infâme Maître Effarane.
“On voudrait se taire, on ne le pourrait. Je ne suis plus qu’un instrument dans la main de l’organiste. La touche qu’il possède sur son clavier, c’est comme une valve de mon cœur qui s’entrouvre(…)Ah ! que cela est déchirant ! Non ! s’il continue ainsi, ce qui sort de nous, ce ne sera plus des notes, ce seront des cris, des cris de douleur !… Et comment peindre la torture que j’éprouve lorsque maître Effarane plaque d’une main terrible un accord de septième diminué dans lequel j’occupais la seconde place, ut naturel, ré dièse, fa dièse, la naturel !”
Mais tout est bien qui finit bien…
Jacques Dudon
C’est donc ici que l’on croise notre premier inventeur : Jacques Dudon. Il est le fondateur de l’Atelier d’Exploration Harmonique, centre varois de recherche musicale spécialisé dans les lutheries nouvelles. Il a inventé près de 400 instruments nouveaux et plusieurs procédés de génération sonore. Après avoir débuté la musique dans un groupe de rock, il part en Inde de 1970 à 1974, et y apprend le chant. Rentré en France il joue de la Dulcevina, instrument à cordes qu’il a créé, basé sur les 22 Srutis indiens. Dans les années 80, il devient animateur musical et publie « La musique de l’eau », ouvrage qui deviendra un classique dans les milieux de la pédagogie musicale.
Parallèlement, et pendant cinq ans, il crée plus de cent cinquante Aquaphones, instruments de musique dont les sons sont produits ou modulés par l’eau.
On peut l’entendre ici, invité par Aude Lavigne sur France Culture pour l’émission les Carnets de la création
Le Carillon vocal
Certes, Jacques Dudon n’enferme pas les enfants dans les buffets d’orgue, mais a il créé le carillon vocal, qui présente des similitudes troublantes et ressemble à un miroir des « voix enfantines ».
Comme pour l’invention du Maître Effarane, la particularité du carillon vocal est d’utiliser la bouche comme résonateur “celle-ci amplifie le son mais surtout, apporte des variations de timbre et des effets d’enveloppes wah wah et de trémolos”. ” La bouche joue le rôle des calebasses sous les lames du balafon et c’est la résonance de notre voix quand l’unisson est trouvé avec la fondamentale du tube, qui produit l’amplification”
Le château des Carpathes
Mais revenons à l’ œuvre de Jules Verne. Cet auteur ne s’est pas arrêté à l’orgue. La Stilla, cantatrice qu’il présente comme une sorte de Nelly Melba, est l’une des héroïnes du « Château des Carpathes ».
Lors de chacune de ses apparitions sur scène, elle est suivie par deux admirateurs. L’un refuse de se faire connaître, l’autre ne parvient pas à l’approcher. L’un est amoureux d’elle, l’autre, le Comte de Gortz, est amoureux de sa voix. Angoissée par l’omniprésence inquiétante de ce second admirateur (lui-même toujours escorté par un savant fou), elle décide de mettre fin à sa carrière et accepte d’épouser le comte Franz de Télek. Elle meurt subitement lors de sa dernière apparition en scène. Le Comte de Gortz, propriétaire du « Château des Carpathes » s’enferme chez lui, et dissuade par des moyens très mystérieux les habitants du village de s’approcher de son domaine.
Image du Vampire que Bram Stocker décrira quelques années plus tard dans Dracula, il s’est saisi de la voix de La Stilla. Il la fait entendre au Comte de Telek, puis, lui montrant son image vivante il parvient, après moult péripéties à l’attirer chez lui pour se venger. Une explication rationnelle de tous ces phénomènes sera donnée à la fin du roman.
Ici Jules Verne a « inventé » ou perfectionné des procédés permettant à la fois de reproduire, d’enregistrer et de faire réentendre à l’infini une voix mais aussi, une sorte d’hologramme sonore, pouvant donner l’illusion absolue, que « la Stilla » est toujours et éternellement vivante. Une sorte de lumière vivante, et qui chante.
Et pour savoir comment tout ça finit…c’est là *qu’il faut aller
De nouveau, nous croisons Jean Luc Dudon, qui consacre aujourd’hui à la synthèse photosonique l’essentiel de ses recherches. L’un de ses projets s’appelle “Fotosonix : musiques opto-électroniques & méta-spectrales d’intonation juste”
En 1984, alors qu’il cherche à créer un instrument qui reproduise la voix humaine, il invente le Lumiphone (le prototype est construit à partir d’éléments de meccano). “L’idée était de construire un disque optique reproduisant les formants de la voix” L’invention est brevetée en 1985.
disque photosonique par ONIRISTV
A noter: Philippe Hersant, compositeur de notre temps, a lui aussi été inspiré par le Château des Carpathes (en particulier par les notion de répétition, de reproduction sonore, et par “le drame de la répétition”).
Hans Reichel
Guitariste, typographe et compositeur allemand, il est mort en 2011. Il a créé le daxophone, un instrument de musique expérimental de la famille des percussions. Le daxophone se compose d’une fine lame de bois fixée à l’une de ses extrémités par un bloc, parfois monté sur un trépied et muni d’un ou plusieurs microphones piézoélectriques (micro servant surtout à capter la voix). Il est habituellement joué à l’archet, mais peut également être pincé. Les vibrations produites sont retransmises par le bloc de fixation et captées par le micro.
Après la lumière, le feu. Ou : du Pyrophone à l’Orgue à feu
Au 18ème siècle, Friederick Kästner invente le Pyrophone (ou orgue à gaz). Il s’agit de tubes de verre dans lesquels on introduit des flammes produites par deux becs de gaz allumés. Le dispositif ressemble à un orgue. Au 19ème siècle, on parle “d’harmonica chimique”. Tant que les becs sont rapprochés, les flammes se confondent et l’orgue reste muet, mais dès qu’on les éloigne , les tuyaux produisent des sons plus ou moins graves ou aigus suivant leur longueur ( Dictionnaire de la langue française d’ Émile Littré)
L’orgue à feu de Michel Moglia
Michel Moglia est né en 1945. En 1985 il débute une recherche sonore autour des phénomènes de combustion. C’est en 1988 qu’il crée le premier Orgue à Feu : un ensemble modulable de tuyaux en titane et en inox. D’autres instruments similaires ont été créés depuis lors. En 1992 le Large Hot Pipe Organ : un orgue fonctionnant au propane, contrôlé à distance par l’intermédiaire d’un système informatisé MIDI. Jacques Rémus, dont nous reparlerons prochainement a travaillé, lui, sur l’invention de Thermophones.
Le Cristal Baschet
Dans les années 50, les frères Baschet rêvaient de créer un nouveau type d’instruments de musique qui révolutionnerait la facture instrumentale. Pour ce faire, ils consacrèrent cinq ans à une recherche fondamentale en acoustique. Ils s’intéressèrent particulièrement à un principe acoustique simple qui permet l’irradiation dans l’air des sons internes des métaux, ceux-ci étant ordinairement inaudibles. Ce phénomène présentait le double intérêt de produire des sonorités à résonances modernes, usitées dans la musique contemporaine depuis Edgard Varèse, et de n’avoir jamais été systématiquement exploité en facture instrumentale. Enthousiasmés par cette découverte, ils décidèrent de développer des instruments musicaux fondés sur ce principe acoustique.
L’œuvre des frères Baschet se situe à la limite entre la sculpture sonore et la recherche musicale. Ils ont donc développé deux types d’objets : des sculptures sonores et des structures sonores. Nous nous intéresserons aux secondes. Contrairement aux sculptures sonores, les structures sonores, instruments musicaux destinés aux musiciens, voient leurs qualités sonores primer sur leurs qualités plastiques.
Comment fonctionne le Cristal Baschet ?
C’est un instrument chromatique dont le clavier est constitué de baguettes de verre que l’on frotte avec les doigts humidifiés (l’eau fait office de colophane). La vibration des doigts humides sur les baguettes de verre se propage aux tiges de verre, elles mêmes encastrées dans un sommier de métal lourd. Elles propagent les vibrations aux diffuseurs, qui peuvent être de forme, de taille et de matériaux divers. La différence de matériau des diffuseurs détermine le timbre de l’instrument (acier, inox, fibre de verre ou de carbone ). Source : Chercheurs de sons
À l’origine, il est utilisé dans le domaine de la musique concrète. Henri Pousseur, Luc Ferrari, Guy Reibel, François Bayle… ont écrit pour lui . Son répertoire s’est étendu grâce aux cristalistes Jacques Lasry et Michel Deneuve. Dès lors, il s’ouvre à la musique classique, à la musique contemporaine et aux musiques du monde.
Le cristal Baschet a été utilisé entre autres pour la bande originale du film “La Marche de l’Empereur” .
Le Glassharmonica
Difficile de parler du Cristal Baschet sans évoquer Jean Claude Chapuis et ses instruments de verre : le glassharmonica, mais aussi le Séraphin, l’Euphone, l’Aménocorde et le Clavicylindre. Mozart et Beethoven, entre autres ont écrit pour eux. Passé de mode et interdit en Allemagne au XIXème siècle “parce que ses sons font hurler les animaux, provoquent des accouchements prématurés ou suscitent la folie chez les interprètes et les auditeurs”, il tombe dans l’oubli. Il renaît aujourd’hui, tant grâce aux interprètes , qu’aux compositeurs comme Michel Redolfi ou Régis Campo qui s’intéressent à lui . Jean-Claude Chapuis a créé un “orchestre en verre” TransparenceS, avec lequel il se produit.
Last but not least, pour terminer ce long billet, on vous propose peut-être le moins exotique, mais sans aucun doute le plus méconnu de tous ces instruments :
Le Grand Letar
En 1937, Letritia Kandle (ci-dessous) invente le Grand Letar, la première guitare électrique de table. Le nom de l’instrument vient des premières lettres de son prénom. Elle développe et commercialise l’instrument avec son père. Elle le présente à un salon national de la musique à New York.
Dans les années 40, elle dirige le “Plectrophonic Orchestra” de Chicago, et défraye la chronique du monde musical américain grâce à son invention. “L’instrument a 26 cordes et possède un effet lumineux très nouveau puisqu’il est le seul instrument dont la couleur change quand on en joue” (source : chercheurs de sons) Durant de nombreuses années, elle a enseigné la steel guitare (guitare hawaïenne) et dirigé son orchestre, les “Koalas Girls”.
Elle se marie et abandonne la musique dans les années cinquante. Le grand Letar dort dans un carton sous les escaliers (littéralement). Heureusement, elle a gardé et classé toutes les archives et coupures de presse de l’époque. Le Grand Letar renaît de ses cendres grâce à la ténacité de Paul Warmik, historien et collectionneur de guitares. Warmik est obsédé par une photo de Tom Wheeler : “américain Guitares” montrant une jeune femme posant devant une guitare en acier multicolore. Persuadé qu’elle est morte, il finit pourtant par la rencontrer en 2007, grâce à l’un des anciens étudiants de Letritia Kandle croisé lors d’ une convention de steel guitare dans l’Illinois. Warnik restaure l’instrument avec l’aide de Jeff Mikols et Sue Haslam. En Septembre 2008, il le transporte à St. Louis, où il le joue lors de la Convention internationale pour la Steel Guitar.
Fait intéressant, on peut retrouver sur un forum les discussions qui ont précédé et suivi la redécouverte du Grand Letar et le décès de L.Kandle. C’est là, là et là
“Tout ce que j’ai essayé de faire, c’est de faire de la steel guitar un instrument plus polyvalent, capable de jouer d’autres styles de musique, moderne et classique – et pas seulement la musique hawaïenne” dit-elle.
*Toutes les œuvres de Jules Verne proposées en téléchargement appartiennent au domaine public. Elles sont numérisées et mises à disposition par la Bibiothèque Electronique du Québec
On vous laisse avec le célèbre luthier Alekseï Igudesman, aux prises avec les difficultés de la lutherie, de la microtonalité, de l’accordage et du paysage sonore…